De la côte

2022-2025

Résidence de recherche et création dans le Grand Ouest réalisée avec le soutien des Ateliers Médicis, la Fondation d’entreprise Neuflize OBC et la DRAC Bretagne.

Depuis une quinzaine d’années, Aurore Bagarry photographie les formations sculpturales des glaciers des Alpes, du littoral rocheux de la Manche et plus récemment des côtes de l’Atlantique, en passant par la Gironde et la Bretagne jusqu’à la Martinique et la Guadeloupe.
Le répertoire de formes ainsi produit renvoie à une pratique déjà amplement présente chez les pionniers de la photographie de la fin du XIXe siècle — typologies, herbiers ou inventaires — qui visait souvent autant à documenter la nature qu’à la domestiquer. Si le rocambolesque des expéditions est estompé par le progrès des moyens de locomotion, le matériel photographique imposant qu’elle utilise aujourd’hui encore s’en approche. À la chambre photographique, c’est avec la même obsession du détail, la réfraction des couleurs ou encore le bruissement des lumières qu’elle tente de renouer. Ce qui se joue dans les photographies d’Aurore Bagarry nous emporte à la confluence d’éléments en apparence impossibles à réconcilier, vers le vertige du temps, celui d’une Terre vieille de plusieurs milliards d’années qui rencontre et éprouve le temps des hommes, infime en comparaison. Le littoral est le lieu privilégié d’une réflexion sur le temps : il incarne à la fois la mémoire des changements lents et l’urgence des transformations actuelles. La fluidité de l’eau, sa douceur, sa forme qui épouse le sol par le bas pourraient nous faire croire à sa candeur : elle contourne, passive. Mais c’est bien elle, en douceur, qui dessine les cavernes et les crevasses. La roche se découpe par plans nettement articulés et laisse voir les couches qui ont poussé les unes contre les autres pendant des millénaires. Le vent souffle du continent et repousse l’océan avant qu’il ne se couche, féroce encore, sur le granite. Le sol se déforme, les dalles de pierre glissent les unes sous les autres, le minéral s’érode.
Les végétaux luttent avec la flèche du temps. Les photographies de paysage d’Aurore Bagarry ne se réduisent pas au témoignage géologique ou à un jeu d’échelles, elles n’énoncent pas et ne défendent pas la promesse d’une théorie, mais elles ouvrent un dialogue entre l’intérieur et l’extérieur, vers une immensité dont les forces nous dépassent.

Jérôme Sother

Exposition au Centre d’Art GwinZegal
Vernissage le jeudi 13 février à 18 h 30
Exposition présentée du 14 février au 8 juin 2025
En partenariat avec le FRAC Bretagne, Rennes et Passerelle Centre d’art contemporain, Brest.

De la côte a été présentée ensuite au FRAC Bretagne du 20 juin au 30 septembre 2025 et à Passerelle Centre d’art contemporain du 20 juin au 20 septembre 2025.


Réalismes
par Vincent Chanson, docteur en philosophie, éditeur

« Le documentaire est considéré comme de l’art lorsqu’il transcende sa référence au monde, lorsque l’œuvre peut être regardée, d’abord et avant tout, comme acte d’expression personnelle de la part de l’artiste. »

Allan Sekula. Défaire le modernisme, réinventer le documentaire : notes sur une politique de la représentation.

Le travail d’Aurore Bagarry nous confronte à cette question du réalisme, notamment par la manière dont elle permet de réinterroger l’articulation entre médiation scientifique, technique, et approche esthétique du monde. Les photographies exposées – sa nouvelle série De la côte comme « répertoire de formes de roches » – rendent compte de cette ligne directrice : nous somme immédiatement frappé par leur double statut, à la croisée du naturalisme documentaire médiatisé par l’appareil d’un côté et de l’expérience sensible de l’autre (les références au romantisme allemand ne sont pas ici fortuites).

Aussi, elles résonnent avec la déclaration du photographe et théoricien Allan Sekula. La position réaliste n’est pas celle de l’épuisement objectiviste et naturaliste de ce qu’elle vise. Elle renvoie aussi et surtout à l’instance par laquelle l’objet est saisi et constitué. Walter Benjamin parlait de techniques de reproduction mécanisée pour évoquer la rupture historique que représente l’appareillage technologique et ce qui l’accompagne en termes de représentation du réel. Le régime mimétique est mis en crise, et laisse un espace ouvert à la reconstruction du monde par un dispositif formel et/ou par l’instrument. On pourrait ici convoquer l’audio-naturalisme et sa pratique de l’enregistrement de terrain (ce que l’on nomme Field Recording avec des artistes comme Knud Viktor, Chris Watson, Kate Carr)  le matériau sonore est en quelque sorte détaché de tout référent trop contraint pour participer à des constructions narratives et fictionnelles assumant un certain degré d’abstraction. Aussi, les paysages saisis par Aurore Bagarry  roches, récifs, plages  se situent à ce croisement précis du document et du récit sensible (et de ce qu’il implique de mise en forme). Une démarche d’observation patiente et rigoureuse par laquelle il s’agit de se confronter à la matérialité du monde. Capter ce qui persiste, mais aussi ce qui se transforme : une tension entre présence et effacement qui caractérise sa pratique du réalisme. La norme scientifique, géologique en l’occurrence, devient norme esthétique. Un travail qui perturbe un certain régime d’objectivité donc, et qui invite à regarder autrement. Car il s’agit moins d’une démarche d’imitation, de copie, que de révélation. Ce qui ici renvoie à cet « acte d’expression personnelle » permettant à l’artiste de subvertir notre manière de rendre compte du réel.